Monsieur l'instituteur à table
Mon frère Thierry - je n'en ai pas d'autre - avait été le chouchou de son instituteur à l'école communale d'Etterbeek, Michel Vlaminck, quatre années durant. Lorsqu'on m'a "mis" à l'athénée dans le quartier Archimède de Bruxelles, il a bien fallu qu'il suive et il est tombé sur un titulaire (en cinquième primaire, l'équivalent du CM2 français) qui souffrait de l'estomac et présentait tous les attributs de l'atrabilaire. Ce ne fut pas son année scolaire préférée.
Mes parents, à la fois coupables et responsables, sont allés voir la direction pour réorienter son affectation et il a bénéficié de l'enseignement de l'instituteur réputé le plus sévère, mais qui s'est avéré une crème d'homme et est devenu un ami de la famille. Je ne vais pas vous établir la liste des complicités que nous avons vécues ensemble depuis cette période: elle va des soins médicaux aux délices de la table et des joies de l'équitation ou de l'attelage à celles du lit (par tiers interposé, s'entend) ou des vésicules biliaires engorgées. Il n'y a quasiment que les rapports sexuels que nous n'avons jamais partagés: ni lui ni nous n'en avions spécialement envie!
Or donc, son ancien élève et lui se sont retrouvés lors d'une de ces rencontres régulières mais trop espacées, à mon initiative. Il connaissait le patron de ma fille, Stéphane Lefebvre, depuis son passage dans l'équipe de Sang Hoon (Degeimbre) et nous avons décidé de nous attabler ensemble chez lui.
Et la direction nous a fait une fleur. Elle a l'habitude de permettre des "écarts" par rapport au menu lorsque des clients viennent régulièrement, pour ne pas créer de "doublon". Pour nous, ces écarts ont été sélectionnés par ma fille, source de complicité interne constituant en fait un délit d'initiée, et elle nous a servi les Saint-Jacques aux truffes de Carpentras, rapées en salle par ses soins. En outre, un des points forts de la cuisine consiste en ses mises en bouche, faramineuses. Le livre d'or de la maison contient la description: "une tuerie", à juste raison. Eh bien, nous avons eu cinq carrés de mises en bouche "rien que pour nous", dont des segments de crevette d'Argentine sur leur velouté aux épices tandoori, un plat d'anthologie.
J'avais choisi un Cheverny, pour lequel je vous livre ma science toute récente: il peut contenir, en blanc, les cépages sauvignon (blanc et gris), chenin et chardonnay, alors que son cousin, le Cour-Cheverny, s'élabore exclusivement au départ du Romorantin. Vive les finesses de l'AOC (ironique!). Celui-ci provenait de l'assemblage du chenin et du chardonnay.
Et vous voyez la double punition de Joseph: la patronne lui sert plus qu'une rasade de ce vin à la fois vif et ample, en même temps que sa collaboratrice s'apprête à faire tomber sur son assiette une giclée d'éclats du diamant noir de Vaucluse.
Le natif de 1933 - si je ne me trompe pas - nous a paru fort en verve à partir de ce moment-là et les bouteilles d'eau minérale n'ont guère pris le chemin de son verre à lui, durant toute la soirée.
Diable, il y a une vie au-delà de l'Abricotine du Valais, pas vrai!
Merci à tous pour cette agréable soirée, toute entière sous le signe de l'amitié,
de la bonne humeur et de la bonne chère.
Write a comment